Le cabochon de 1769, une énigme à La Forêt Neuve !

Ce cabochon en saillie, incrusté dans la maçonnerie, est visible sur le mur ouest de l’aile nord. Cette pierre de réemploi, c’est un bloc de granite ouvragé en trois parties :

- le bloc du bas, la date de 1769 apparaît sous la forme d’un bas-relief de belle facture.

- un bloc central, de hauteur quatre fois plus grande que le bloc du bas se distingue par sa bordure en forme d’écus inversés ; le centre de la pièce est vide, peut-être martelé.

- le bloc du haut, est un rectangle vide posé sur les deux pointes des “écus“ dont l’intérieur vide a  peut-être été martelé.

La date de 1769 intrigue car nous ne savons pas ce qu’elle rappelle ou commémore. Une première hypothèse, la plus réaliste, serait la marque de finition de travaux sur le bâtiment, l’aile nord en particulier. Secondairement cette date marquerait, le retour deux cent ans après, du comté et du château de la Forêt Neuve dans la famille de Rieux. D’autres hypothèses sont envisageables mais très incertaines. Elles trouvent leurs racines dans des évènements importants de l’histoire de Bretagne au XVIIIe siècle dans lesquels les propriétaires du château ont été plus ou moins impliqués : trois affaires successives et particulièrement liées ont fortement marqué la Bretagne sur une période de soixante ans.

Voici un bref aperçu de ces affaires et des propriétaires du château qui en ont été acteurs ou simplement témoins.

Façade ouest du château de la Forêt Neuve et les deux ailes. C'est sur l'aile nord que se situe le cabochon avec la date de 1769.


La conspiration de Pontcallec (1715-1720)

 

En 1715, la France est très lourdement endettée suite à la dizaine d’années de guerres menées par Louis XIV. Les États de Bretagne assemblés à Saint-Brieuc refusent d’accorder de nouveaux crédits au pouvoir royal, s’estimant injustement pressurés. Cette fronde est d’abord ignorée. Le Régent Philippe d’Orléans nomme un nouveau gouverneur de Bretagne le maréchal Pierre de Montesquiou d’Artagnan. C’est un militaire qui va mécontenter la noblesse bretonne “par ses exigences, son mauvais vouloir et son entourage“ et “s’attirer la haine de tous les patriotes“. En 1717, la résistance se durcit, car le maréchal de Montesquiou veut lever les impôts. Les États délèguent à Paris trois émissaires pour justifier leur position auprès du Régent Philippe d’Orléans. En chemin, ils s’arrêtent à Sceaux et informent le duc du Maine, le grand rival du Régent. Ce dernier prend alors le parti du maréchal de Montesquiou et lui envoie des troupes. Le maréchal décide de lever les impôts par la force. Mais il se heurte au Parlement de Bretagne, qui refuse d’enregistrer les édits de perception. Furieux, le maréchal fait exiler par lettre de cachet les trois émissaires de retour en Bretagne.

En même temps, se développe la conspiration de Pontcallec, une tentative de soulèvement de la petite noblesse. Cette fronde rejoint la fronde fiscale et judiciaire des États de Bretagne [1] et du Parlement [2] de Bretagne. Les États assemblés à Dinan en juin 1718, refusent de voter une nouvelle imposition. La noblesse, en accord avec le Parlement, rompt toutes relations avec le gouverneur Montesquiou. Furieux de cette nouvelle opposition, le Maréchal fait exiler les plus influents des députés et dissout les États. Soixante-treize gentilshommes qualifiés de “mutins“ par Montesquiou, vont alors signer “l’acte d’union pour la défense des libertés de la Bretagne“. “L’Association Patriotique Bretonne“ va regrouper entre 700 et 800 membres recrutés dans divers milieux : paysans, clientèle de la noblesse bretonne, contrebandiers et faux-sauniers. Le 4 octobre 1718, Montesquiou envoie par une lettre de cachet douze magistrats en exil. Relancé par de Talhouët de Boishorand, Clément Chrysogone de Guer marquis de Pontcallec signe à son tour l’acte d’union le 4 novembre 1718. L’assemblée du 8 avril 1719, en forêt de Lanvaux décide d’une requête auprès du Régent Philippe d’Orléans pour demander justice des infractions commises contre les libertés de la Province ; ces révoltes ont pour but de renverser le Régent (Philippe d’Orléans) et d’installer à sa place Philippe V d’Espagne ou le duc du Maine. Le 15 août, une troupe de paysans menée par Rohan du Pouldu met en fuite des soldats venus collecter l’impôt. Le maréchal de Montesquiou pénètre dans Rennes avec son armée de 15 000 hommes et s’impose ; un conspirateur arrêté à Nantes avoue tout. Les partisans de Pontcallec réfugiés dans son château-forteresse se rendent. Pontcallec trahi est arrêté le 28 décembre 1719 au presbytère de Lignol. Le Régent institue une chambre de justice pour juger les conjurés. L’abbé Dubois, ministre d’état désigne vingt-trois accusés comme principaux responsables. Pontcallec et trois de ses compagnons, vont payer pour les autres. Le 26 mars 1720, ils sont décapités place du Bouffay à Nantes.

 

1 - Les États de Bretagne, par opposition aux États généraux, sont des États particuliers à la province bretonne. C’étaient l’assemblée des représentants du clergé, de la noblesse et des villes (le tiers état) de Bretagne du 15e siècle à 1789.
2 - Le Parlement de Bretagne est une cour de justice, rendant principalement des arrêts sur appel des sentences de juridictions inférieures, prérogatives législatives, défense les droits de la province préservés par le traité d’union avec la France, un organe de contrôle royal, compétence administrative et autorité sans équivalent sur la société bretonne.

Personnages du château de la Forêt Neuve concernés


Durant cette période, le château de la Forêt Neuve appartient à Marie Guyonne Danycan (1692- 1764) épouse de Charles Huchet de la Bédoyère (1683-1759). Il est fils et petit-fils de procureurs généraux au Parlement de Bretagne, lui-même procureur général depuis août 1710. Très breton, il est très engagé politiquement entre 1715 et 1745. Il est détesté par de Brilhac, premier président du Parlement de Bretagne et par le gouverneur Pierre de Montesquiou qui réclame à plusieurs reprises une punition contre lui. “Tout d’une pièce, loyal et entêté, Charles est aimé de tous“. Mais il est, suspect aux yeux du pouvoir royal parce que “son frère le vicomte de la Bédoyère et son beau-frère François Coué de Salarun marié en 1707 à Pauline Huchet de la Bédoyère (deux de ses proches) étaient impliqués dans la conspiration de Pontcallec“. Jugé contestataire, il est exilé à Angoulême jusqu’en février 1734 pour avoir tenté d’arrêter l’enregistrement de la déclaration [1] royale du 24 mars 1730. Il est soupçonné de Jansénisme à cause de son hostilité à la bulle papale Unigenitus, le Parlement de Bretagne étant opposé aux partisans de la bulle Unigenitus.

En 1744, après avoir contesté un mandement de l’évêque de Vannes il fut exilé à Moulins dont il ne revint qu’en janvier 1745. En décembre 1752, Charles Huchet de la Bédoyère donne sa démission, son successeur est le jeune avocat général Louis-René de Caradeuc de la Chalotais.

Le fils aîné de Charles, Marguerite Hugues Charles Marie Huchet de la Bédoyère (1709- 1786) est avocat à la cour des aides à Paris en 1733. Le 26 mars 1765, en raison de la maladie du duc de Rohan, il est élu Président [2] des Etats de Bretagne à Nantes où il figure en cette qualité avec le titre de marquis de la Bédoyère. Il fut poursuivi et déshérité par sa famille pour mésalliance. Il n'hérita pas du château de la Forêt Neuve que par ailleurs, sa mère avait vendu à la branche des Rieux-Asserac dès 1761. Il n'est qu'un opposant.

 

1 - Le roi Louis XV, explique. ses intentions sur l'exécution des Bulles des papes, données contre le Jansénisme et la constitution Unignenitus.
2 - Il n'est pas membre du Parlement de Bretagne.

La famille Rieux-Asserac


Durant la période 1761-1800, Louis Auguste de Rieux-Assérac né à Paris (1695-1767) marié en 1733 à Claude d’Illiers d’Entragues sont les propriétaires par acquêts [1] du comté de Rieux et du château de la Forêt Neuve en 1761 ; ils sont domiciliés à Paris, paroisse Saint-Nicolas du Chardonnet en 1733. Louis Auguste n’ignore pas l’affaire de La Chalotais. Militaire, lieutenant général dans l’armée du roi à l’âge de 51 ans, le comte de Rieux était à Paris l’homme de confiance des Bretons. Les opposants trouveront un appui chez ce descendant déchu d’une illustre famille bretonne [2]. Leur fils Louis François de Rieux (1750-1792), marié le 21 septembre 1767 à Marie de Saulx de Tavannes (1749-1782) est l’héritier du château. L’affaire de Bretagne de toute évidence ne le concerne pas, il a 19 ans. Militaire il finit sa carrière comme maréchal de camp le 9 mars 1788. Affilié à la franc-maçonnerie, il était en 1776 membre de la loge La Candeur. Émigré, durant la Révolution française, le comte de Rieux fait la campagne de 1792 dans l'armée des Princes. Il perd une jambe dans les combats. Son fils Louis de Rieux dit “le dernier des Rieux“ sera à 19 ans, tué par les révolutionnaires à Audray.

 

1 - Bien acquis par l’un des époux au cours de la vie conjugale, et qui fait partie des biens communs par opposition aux biens propres.
2 - “Rieux était à Paris l’homme de confiance des Bretons. Ils ne peuvent la placer mieux, par l’intérêt qu’il avait et qu’il se proposait de faire tout à coup une grande figure et il avait assez d’esprit pour y parvenir, quoiqu’ il n’eût jamais vu la guerre, ni la cour, ni le grand monde“. Le comte était aussi mêlé à des affaires financières ; en somme c’était un aventurier. 

La Famille de Foucher de Careil

 

Durant la période de 1697 à 1877 certains personnages n’ayant jamais été propriétaires du château de la Forêt Neuve, ont cependant été des témoins intéressants, ils étaient les ascendants au premier et deuxième degré de Auguste Jean-Marie de Foucher de Careil le “rénovateur“du château en 1826. Membres du parlement de Bretagne ils avaient plus ou moins participé aux évènements de cette période.

Ci-dessous, les ascendants de Auguste Jean Marie de Foucher de Careil :

Guillaume Paul Fidèle est son père (1761-1837). Il était conseiller aux Enquêtes au Parlement de Bretagne, mais n’est pas concerné par l’évènement majeur de 1769. Il avait 8 ans lors des événements de l’Affaire de Bretagne [1] qui entraîna la démission des magistrats du Parlement de Bretagne. Il habitait le “Grand Clos“ au bourg de Glénac.

Denis-Louis (1729-1768) son oncle, demi-frère du précédent, avait été reçu au Parlement le 23 août

 “Commentaire de la liste imprimée de NN.SS du Parlement : “avez signé [par procuration] l’acte de démission du 17 février 1766, homme fort borné très ignorant très dur ; adultère public, contrebandier à sa terre de Careil près de Guérande ; convaincu plusieurs fois de larcins au jeu et notamment chez le duc de la Trémoille [2] pendant la dernière tenue des États, où il fut pris sur le fait et obligé de rendre ce dont il s’était emparé ; délateur de la compagnie, aux gages du duc d’Aiguillon qui lui a fait avoir récemment une gratification de 1000 écus.“

Louis-François son grand-père est avocat au conseil du roi et conseiller au Parlement de Bretagne, de 1735 à 1771. Il est dit qu’il “participe“ à l’affaire de La Chalotais de curieuse façon : “âgé de 75 ans “vexateur public“, il est tombé depuis six mois dans une imbécillité absolue“, comme le laisse supposer ce qu’il a fait lors de la démission des magistrats : il signe l’acte de démission du Parlement de La Chalotais, mais le 16 janvier 1766 il rentre au Parlement intermédiaire du duc d’Aiguillon.

Louis-François de Foucher (1697-1771) s'est marié deux fois :

• 1er mariage le 24 septembre 1723 à Paris avec Sainte Charruault : un fils, Denis-Louis (1729-1768)

• 2e mariage  le 29 juillet 1760 avec Anne Marie Jeanne Busnel de La Touche : un fils, Guillaume-Paul Fidèle né à Guérande (1761-1837), marié en 1787 à Marie Françoise Olive de Kerven de Kersulec (1762-1810). Leur fils Auguste Jean Marie de Foucher de Careil (1791-1877) marié à Caroline Surcouf (1802-1852) est propriétaire du domaine de la Forêt neuve en 1824.

En conclusion


Profitant de la reconstruction du château, Auguste Jean Marie de Foucher de Careil, instruit par son père de la participation de ses ancêtres à ces évènements aurait-t-il simplement voulu mémoriser dans la pierre cette victoire de la noblesse bretonne contre l’absolutisme royal, le retour des magistrats au Parlement de Rennes en 1769 ?

En résumé la date de 1769 pourrait être par ordre de probabilité décroissante :

- la date d’une intervention sur la construction,

- la date de réappropriation du château par la branche des Rieux-Asserac,

- la victoire sur l’autorité royale,

- le retour des membres du Parlement de Bretagne.

 

1 - L’affaire de Bretagne correspondance du chevalier de Fontette - lettre du 19 avril 1767 à M. de La Noue p.573.

2 - Jean Bretagne de la Trémoille (1737-1792), président de la noblesse de Bretagne, baron de Vitré.

Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785), procureur général au parlement de Bretagne.

 


L’affaire de Bretagne 1767-1769 et l’affaire de la Chalotais (1764-1774)


“Deux affaires l’une dans l’autre“

Environ 50 ans plus tard une nouvelle fronde antifiscale a lieu. La guerre de Sept ans (1756 à 1763) a fortement endetté le royaume. Le roi Louis XV par ses exigences fiscales menace à nouveau les privilèges fiscaux de La Bretagne. Les États refusent de voter les impôts extraordinaires demandés au nom du Roi par le gouverneur de Bretagne, le duc d’Aiguillon (1753 à 1768). Le Parlement de Bretagne solidaire des États refuse d’établir les édits bursaux [4] “La société politique bretonne se fracture, noblesses et bourgeoisies, entre une minorité qui choisit de rester fidèle au roi : les Ifs, pour (“jeanfoutre“), et la majorité qui entend défendre les “libertés bretonnes“ (“les Orangers“). L’opposition antifiscale des Etats et du Parlement de Bretagne se transforme en fronde fiscale et judiciaire. L’affaire devient un sujet passionnel, alimenté par une multitude de rebondissements ; cette fronde s’incarne dans un conflit de personne : le duc d’Aiguillon, commandant en chef pour le roi en Bretagne et le procureur général du roi au Parlement de Bretagne Louis-René de Caradeuc de La Chalotais. En mai 1765, quatre-vingts présidents et conseillers du Parlement de Rennes signent leur démission et bloquent impôts et justice. La Chalotais, son fils et quatre magistrats sont arrêtés en novembre 1765. Par son emprisonnement puis son exil à Saintes, La Chalotais devient le symbole des libertés bafouées par l'absolutisme royal. Le Parlement envoie les “Très humbles et très respectueuses itératives remontrances du Parlement de Bretagne au roi, sur la nécessité de rappeler tous les anciens magistrats, 23 janvier 1769“ . Le retour triomphal du procureur général La Chalotais ne se réalise que cinq ans plus tard sous le règne du roi Louis XVI.

1 - Le Roi Louis XV, explique ses intentions sur l’exécution des Bulles des Papes, données contre le Jansénisme et la constitution Unigenitus.
2 - La bulle Unigenitus est la constitution apostolique publiée en septembre 1713 par le pape Clément XI pour attaquer le jansénisme. Le pape désire qu’elle soit reçue sans délibération et que l’on se soumette à son pouvoir sans discussion, contredisant ainsi les traditions de l’Église gallicane. La bulle Unigenitus fut finalement reçue au Parlement de Bretagne comme dans les autres cours souveraines. Chaque fois que le Parlement de Bretagne eut à intervenir dans ces questions ce fut toujours pour affirmer très énergiquement l’exemple du Parlement de Paris qui était le modèle de l’indépendance du pouvoir temporel et de son attachement aux libertés de l’église gallicane.
3 - Il n’est pas membre du Parlement de Bretagne. Déshérité par sa famille pour mésalliance. Il n’hérita pas du château de La Forêt Neuve que, par ailleurs, sa mère avait vendu au Rieux-Assérac dès 1761. Il n’est qu’un opposant.
4 - Les édits bursaux étaient des déclarations visant à faire entrer de l’argent dans le trésor de l’État au moyen de la création d’offices et de nouvelles impositions. 

Tableau chronologique sur la conspiration de Pontcallec et l’affaire de Bretagne entre 1718 et 1774

Le tableau ci-dessus donne un éclairage chronologique sur quelques personnages qui ont été “acteurs impliqués“ ou “simples témoins“ des évènements survenus pendant la période de la conspiration de Pontcallec à partir de 1718 et qui s’est poursuivie jusqu’à l’affaire de Bretagne dont l’épilogue final n’aboutira qu’en 1774.

Famille Rieux-Asserac

Famille Huchet de La Bédoyère

Famille Coué de Salarun

Famille Caradeuc de La Chalotais

Famille Foucher de Careil

Entre 1720 et 1752 une “guerre des tranchées“ continuelle s’installe à chaque réunion des États entre le Parlement de Bretagne et l’exécré et despotique duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne représentant du pouvoir royal de Louis XV. Chacun “campe“ sur ses positions et nul ne veut céder ses prérogatives.

Le cabochon de 1769 n’est peut-être qu’une lointaine trace de ces évènements.